
On a bien du mal à imaginer, français biberonnés à la Comtesse de Ségur et à Hector Malot, l'importance qu'a le Dr Seuss dans la culture populaire américaine. Le larron, dont la prose fleurie ferait presque passer Lewis Caroll pour Georges Bernanos (j'ai dit "presque" !) et Roald Dahl pour Marguerite Duras, n'arrive en effet jusqu'à nous qu'au travers des adaptations cinématographiques qu'il a inspiré: Grinch, Chat Chapeauté, Horton et Lorax vinrent à nos yeux incrédules sans que la vibration profonde, identitaire et générationnelle des oeuvres ici illustrées ne nous touche jamais vraiment. De l'américano-américain quoi. Du Thanksgiving pour Bibliothèque Rose.
Lassé des leçons de piano que lui impose sa mère, le jeune Bart s’endort en faisant ses gammes. Aussitôt, il se retrouve dans une mystérieuse cité sur laquelle règne l’effrayant Dr. T. Bart comprend que le tyran retient sa mère sous son emprise magique et qu’il a capturé 500 enfants pour interpréter un gigantesque concerto. Il va alors tout mettre en œuvre pour déjouer les plans du Dr. T…
Unique production à laquelle l'auteur participa véritablement (scénario et lyrics des chansons), Les 5000 Doigts du Dr T ne l'encouragèrent pas à réitérer l'expérience*, le film ayant été, à l'époque, un bide retentissant. Culte depuis, mais un bide alors (what a shame !).
Est-ce le furieux hybride de l'entreprise qui dérouta, l'inquiétude derrière le conte moderne, la subversion derrière la rêverie, la noirceur sous le technicolor ?
Car Dr T, entre comédie musicale overtherainbowesque et film de SF parano, ne manque pas, derrière ses couleurs criardes (et faussement naïves) et ses décors expressionnistes, d'avancer des métaphores et d'embrasser des thématiques qui compilent bien l'angoisse quotidienne du début des 50's. Allusions au camps de concentration (le Dr T emprisonne tous les non piano players, considérés comme des sous-musiciens) autant que piques contre le communisme** (le plombier qui refuse d'être un rouage de la machine), mais aussi terreurs nucléaires (le final champignoneux) et, pour revenir à hauteur d'enfant, rébellion, refus de s'en laisser compter aveuglément par le monde adulte, sont parmi les motifs qu'égraine le film sous couvert d'un onirisme doucettement délirant. Ce n'est pas tant le cheminement initiatique habituel du petit héros que déroule alors le film mais plutôt un triste tableau du monde de l'immédiat après-guerre dans lequel il doit grandir (sans père d'ailleurs, mort sur les plages d'Omaha ?)
Jouant tantôt sur des registres aliciens (non-sens des contraires up/down, in/out, etc.) tantôt sur des tonalités plus scabreuses (l'ascenseur du dongeon, dont le liftier énonce les spécialités de chaque étage, comme dans un grand magasin***,) le titre ne cesse de solliciter les sens et l'esprit, mais aussi la perverse contradiction, sans permettre qu'on soit jamais anesthésié par les ritournelles (très bonnes, signées Hollander et Salter) régulièrement entonnées tout au long des 88 mn.
Outre pour ces allures de mille-feuilles névrotique, la production brille à nulle autre pareille grâce au sensationnellement abject Dr T, que compose l'impayable Hans Conried. L'acteur s'offre d'ailleurs une année 53 assez inouïe, puisqu'en plus de camper génialement ce démoniaco-mégalolomane de Terwilliker, il devait servir de modèle aux équipes Disney pour croquer le sensationnel Capitaine Crochet de Peter Pan !
Dans son ombre, seul le petit gars campant Bart s'illustre un brin (Peter Lind Hayes nous faisant quant à lui regretter que son rôle ne fut jamais proposé à Gene Kelly !) - et on se réjouit des trognes de gangsters des troupes de T - mais l'énergie générale et les enjeux sous-jacents emportent régulièrement le tout avec une ébouriffante virtuosité.
* le film fut pourtant produit par un rouge avéré d'Hollywood: Stanley Kramer !
** et même à à voir l'expérience tue dans sa biographie officielle !
*** "l'étage 3" fut d’ailleurs censuré, évoquant toutes les gammes
de "violences à l'américaine":
Household appliances. Spike beds, electric chairs,
gas chambers, roasting pots, and scalping devices.
de "violences à l'américaine":
Household appliances. Spike beds, electric chairs,
gas chambers, roasting pots, and scalping devices.
Jocelyn Manchec
The 5000 Fingers of Dr. T, 1953/USA - 88 mn Interprètes: Tommy Rettig, Hans Conried, Mary Healy, Peter Lind Hayes, ... Scenario: Dr. Seuus & Alan Scott - Image: Frank Planer - Musique: Frank Hollander & Hans J.Stalter - Production: Stanley Kramer - Réalisation: Roy Rowland. Sortie française: 30 juillet 1954 |

Film Disponible chez WILD SIDE Durée : 88 - Langue : Anglais, Français Sous-titres : Français Image : 1.33 - 4/3 - Couleur Audio : DTS mono , Dolby Digital 1.0 Suppléments: Les 5000 doigts du Dr. T par Jello Biafra Un sachet de billes contenu dans l'édition collector |