J'ai eu, il y a déjà six ans de cela, l'âge de Philip Marlowe. Plus que Bogart ne l'avait lorsqu'il tourna
Le Grand Sommeil*.
Mais, ne me connaissant pas, Chandler (et quelques autres !) se satisfit du choix d'Humphrey pour camper le privé -désabusé mais droit !- né de son Underwood. Il demeurera en revanche toujours plus dubitatif à l'encontre de l'élection de Lauren Bacall pour le rôle de Vivian** - mais ne se trompait-il pas ? Chandler n'aimait pas non plus Hollywood (pour l'avoir vu, de manière générale, fonctionner de l'intérieur et, plus particulière, malmener ses romans (et ceux des autres)) mais appréciait Hawks (pour, entre autre, son indéniable « sens de l'atmosphère » et sa science du montage, vertus à son sens par trop rares dans les studios) dont il félicitera d'ailleurs l'intelligence, au moins dans la première moitié, de
The Big Sleep, le film.
Authentique acte fondateur, avec
Le Faucon Maltais de Huston, du genre Noir, de l'hard boiled dans ce qu'il a de plus orthodoxe (plastiquement), le film de Hawks est aussi fameux pour son allure opaque, confuse, riche en interprétations, son abstrus labyrinthique et son érotisme latent (le bridant Code Hays régnant, le contexte éminemment sexuel du roman (qui baigne littéralement en pleine ambiance pornographique et caractères interlopes) est réinventé en savoureuses (quoiqu'un peu longues parfois) métaphores turfistes, en tensions graphiques et gestes discrets (le strip-tease lunettier de la libraire), en symbolismes roublards).
On appréciera quelques séquences diablement bien données (
la planque libraire, le repêchage d'Owen Taylor, la fameuse`*** exécution d'Harry Thomas par le salopard de Canino, ...) tandis qu'on s'interrogera sur certaines divergences, a priori superfétatoires, entre le roman et le film (pourquoi Shawn Regan n'est-il plus le mari de Vivian mais un simple chauffeur ? Pourquoi avoir tant négligé le Général Sternwood (et son valet Norris) et renoncer à la fin proposée par le roman pour une autre, canadadryesque ?).
Mais on succombera vite d'aise en constatant que la fascination joue à plein, tant l'essence de l'univers est préservée (la morale en moins ?), cette essence faite de sensualité et de cynisme, de vices et de sordide orchestrant les moindres rapports humains (chacun tient chacun et essaye d'extorquer quelque chose de son voisin: pognon, cuisse, influence...). dans une société (y compris la haute !) dépravée et gangrénée de l'intérieur... Le vénéneux s'immisce à chaque plan dans l'oeil (l'âme ?) du spectateur sans difficulté, et le glamour contrebalancé par une violence brusque occasionne, pour le plaisir coupable de ce même bougre (soi, en somme !), les meilleures choses... Le Mal ? C'est Bien (quand c'est bien fait) !
NB: La version Winner/Mitchoume (avec un Marlowe de soixante balais !!!) de 78 vaut-elle autant ? Passés les plaisirs de casting (James Stewart en Sternwood, Oliver Reed en Eddie Mars), permettez-moi d'en douter un brin... enfin, on vérifiera !
* né lors du dernier noël du XIXème siècle,
il avait 9 ans de plus que les 38 donnés par Chandler à son perso.
** qui fut tant ménagée par la production qu'on lui attribua
un scénariste spécial pour son rôle (Philip Casablanca Epstein)
et qu'on réduisit celui de sa soeur,
brillamment tenu par une Martha Vickers
qui risquait de faire de l'ombre à la créature de l'agent Charles Feldman,
en mission avec Jack Warner pour faire de cette dernière une nouvelle star !
*** puisque la légende répète sans cesse que ni le réalisateur,
ni Faulkner scénarisant, ni Chandler himself
ne parvinrent jamais à établir
si c'était un meurtre ou un suicide résigné...
The Big Sleep (USA/1946), d'Howard Hawks
Sortie française: 6 août 1947