Lorsqu'il accepte de reprendre ce projet d'abord porté par le producteur Daryl Zanuck (qui craint pourtant jalousement que le réalisateur n'en fasse un chef-d'œuvre) et d'abord confié à Ernst Lubitsch (qui avait déjà du lui céder quelques années auparavant Le Château du Dragon, crise cardiaque du cinéaste autrichien oblige), Joseph Mankiewicz ambitionnait avant toute autres chose de signer un portrait au vitriol du bien pensant american way of life.
66 ans plus tard, et après que le réalisateur se soit imposé de composer un brin avec les attentes formelles de l'Hollywood classique (happy end, etc.) force est de reconnaître que la hargne promise avec Chaînes Conjugales s'avère plutôt de « l'esprit » et que les concessions mélodramatiques ont amené le film vers de subtiles rives équilibristes, entre un désenchantement diffus et une authentique bienveillance, non dénuée... d'espoir (le film offrant finalement à ses protagonistes - pourtant inquiétées - d'alléger le poids de ces Chaînes).
Du mélodrame certes, le film a tous les atours, voire pire.
Tel un roman photo préfigurant les Desperate Housewives de Wisteria Lane, Letter to Three Wives (titre original aussi programmatique que romanesque) pourrait d'abord apparaître comme inoffensif, peu conséquent. Futile même.
Seul, bien sûr, le spectateur pas aussi familier des manières sophistiquées de Mankiewicz qu'il le voudrait pourra se laisser aller à de telles inquiétudes.
Car instantanément les manières et motifs du réalisateur s'imposent, dés le générique passé.
La voix off (omnisciente) menant le récit et le ton (presque ironique) qu'elle emploie, le ciselé (diaboliquement littéraire) des dialogues et, enfin, la brillante structure en flash-backs (procédé que le cinéaste reprendra avec Eve ou La Comtesse aux Pieds Nus),... pour ne citer que celles-là sont ainsi comme autant d'indiscutables signatures.
Comme l'est également le féminisme forcené du film.
Car, loin de s'en tenir à de seuls (et souvent bouleversants) portraits de femmes (Mme Muir (1947), Eve (1950), The Barefoot Contessa (1954),Cleopâtre (1963)), Mankiewicz se pose sans doute, avec des John Ford, des Vincente Minnelli et des George Cukor, comme l'un des tous meilleurs réalisateurs féministes d'Hollywood.
A s'employer à radiographier des types distincts de mariages et de les fragiliser par une menace (Addie Ross !) amenant les épouses à reconsidérer le valide, le solide de l'union qu'elles ont conclu avec leurs époux, le cinéaste interroge en réalité plus profondément encore le statut de ces trois femmes au cœur de la société américaine telle qu'elle s'impose au lendemain de la seconde Guerre Mondiale. Ont-elles réussi leur mariage ? Ont-elles réussi leur vie ? Ont-elles réussi leur vie de Femme ?
Ce questionnement est sans doute permis parce qu'Addie Ross, la fameuse voix off qui ouvre et structure le film, cette femme idéale, cette invisible, ce fantasme total, est sans aucun doute davantage une expression du subconscient des trois femmes (Deborah, Rita, Lora Mae) plutôt qu'une réelle concurrente.
Elle est un MacGuffin hitchcockien, un prétexte, une étincelle pour amorcer le récit (ou plus exactement l'analyse).
Ceci entendu, on suppose alors bientôt l'issue bienheureuse du film (à tout le moins la non-résolution « dramatique » de l'intrigue première au profit d'une résolution « intime », plus profonde) et on balaye d'une main l'argument scénaristique pour se plonger dans les inquiétudes successives des trois Mrs (Bishop, Phipps, Hollingsway) qui nous sont présentées.
La série Desperate Housewives (2004-2012) de Marc Cherry s'inspirera d'ailleurs ouvertement de ce procédé, sa narration initiale étant également confiée à la voix off d'une femme « invisible » (comprenez « absente de l'image »), Mary Alice Young, amie des protagonistes dont le spectateur courageux suivra ensuite les trajectoires mouvementées (180 épisodes durant).
Outre le féminisme avéré de Mankiewicz, Chaînes Conjugalessera aussi l'occasion pour le spectateur de mesurer l'affirmation des valeurs du cinéaste. Jusqu'à un point qui frise le visionnaire : la tirade de George Phipps contre la publicité sonne ainsi aujourd'hui d'une manière confondante à nos oreilles désormais familières avec l'honnêteté cynique de présidents de chaînes de télévision articulant sans honte ni gène leur théories vicieuses du « temps de cerveau disponible ».
Ce personnage de professeur qui place la culture bien avant les dollars, campé par un délicieux Kirk Douglas, apparaîtra d'ailleurs sans doute comme le plus ouvertement dépositaire des opinions du cinéaste. Et ce jusque dans sa modernité (il accepte très bien que sa femme gagne mieux sa vie que lui... tant qu'elle ne se compromet pas avec la médiocre morale des financiers)... la plus parfaitement féministe !
Letter to Three Wives (USA/1949), de Joseph L.Mankiewicz
Sortie française: 30 novembre 1949
Film disponible en DVD chez CARLOTTA